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Le dangereux exercice du journalisme au Mexique

publié le vendredi 13 avril 2012

Nous publions ci-dessous un premier article à la fois édifiant et impressionnant de notre confrère Samuel Kenny sur la situation des journalistes au Mexique, ainsi qu’un second article présentant les médias mexicains. Samuel Kenny a travaillé ces dernières années en Amérique Latine et s’est récemment installé à Toulouse ; il vient d’adhérer à l’AJT-MP.

Classé en 2011 à la 149e place (sur 179 pays) du classement mondial de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières, le Mexique demeure le pays le plus dangereux du continent américain pour les journalistes. De nombreuses attaques contre des journalistes et des médias se sont encore déroulées ces dernières semaines (http://fr.rsf.org/mexique.html).


La guerre entre les cartels de la drogue a transformé les journalistes mexicains en cibles de choix pour les narcos et les élites corrompues. Plus de soixante journalistes sont morts et une douzaine portés disparus depuis 2006. Panorama d’une profession dangereuse.

Depuis bientôt quatre ans, il est vide. La chaise est rentrée sous la table. Les fleurs, devenues vertes, sèchent dans un vase. L’ordinateur gris plastique reste éteint. Le clavier et la souris collés à l’unité centrale. Ce bureau-là est trop rangé. Une feuille de papier est collée sur l’écran cube de l’ordinateur. C’est l’impression en noir et blanc d’une photo. Un portrait serré sur un sourire discret. L’homme a la quarantaine, coupe courte, l’air détendu, les épaules à peine avachies. Une inscription écrite au feutre bleu entoure la photo : “ El choco was is here” (traduction « El choco » était est ici).

On pourrait croire à une blague potache, comme seules les rédactions savent en inventer. Mais la mort d’ « El choco » a profondément marqué les journalistes de la rédaction du Diario de Juarez. C’était un des leurs. Il s’appelait José Armando Rodríguez Carreón et couvrait les faits divers. Il est mort un 13 novembre 2008, abattu de plusieurs balles devant son domicile.

Quelques mois auparavant, les cartels de la drogue commençaient leur bataille pour le contrôle de Juarez par où transite 60% de la cocaïne à destination des États-Unis. « El choco » avait reçu plusieurs menaces, suite à ses articles. Les auteurs et le motif exact du meurtre restent inconnus à ce jour. En signe de protestation, son bureau restera vide tant que ses assassins ne seront pas arrêtés.

Corruption et narcos

Selon le rapport annuel d’Article 19, ONG mondiale de défense de la liberté d’expression et des droits de l’homme, les chiffres du Mexique sont alarmants : depuis 2000, environ 66 journalistes ont été tués dans l’exercice de leur profession, 13 sont portés disparus et 33 bureaux et locaux de médias ont été la cible d’attaques aux explosifs ou aux armes à feu.

Luz Sosa, chroniqueuse des faits divers au Diario de Juarez a pris la suite de son collègue assassiné et ne cache pas sa surprise : « C’était d’autant plus inattendu qu’il écrivait de moins en moins sur les narcos, les faits divers « durs » . Par contre, il dénonçait de plus en plus la corruption des politiques... » Une impression confirmée par Ricardo Gonzalez, responsable du programme de protection des journalistes au sein de l’ONG Article 19. « Il y a un véritable modèle d’intimidation qui a pour but de faire taire les informations sur la violence dans le pays. Et les plus grands dangers pour les journalistes surgissent quand ils enquêtent sur les liens entre les cartels de la drogue et la politique. »

Une mort symbolique

La mort de « El Choco » est d’autant plus symbolique qu’il a été un des premiers journalistes emportés par la vague de violence à Ciudad Juarez. Son bureau jouxte un autre lieu symbolique de cette ville martyre : le bureau du chef de la section faits divers et son « tableau des morts ».

Un grand tableau blanc, recouvert de chiffres verts et bleus. Pas de noms, juste des dates, des années et une longue addition. Dans Ciudad Juarez, ville la plus violente du Mexique, ces chiffres sont longs. Pour 2011, le quotidien décompte 2 086 morts violentes. Depuis 2008, les estimations tournent autour de 10 288 morts. Pour une ville de taille légèrement supérieure à l’agglomération toulousaine (environ 1,2 millions d’habitants), c’est plus d’un habitant sur cent qui a été exécuté, torturé, décapité.

Le gouvernement mexicain n’a pas actualisé depuis un an le nombre de victimes, mais les médias du pays estiment à environ 60 000 le nombre de morts violentes liées au narcotrafic. Pour bien comprendre le poids économique de ce conflit il suffit de retenir un chiffre : le trafic de cocaïne à destination des États-Unis représente 1,3 milliards de dollars par an. Avec de telles sommes en jeu, la corruption des pouvoirs publics, surtout locaux, est devenu un lieu commun au Mexique.

Une anecdote en résume bien l’envergure. Judith Mattloff, grand reporter américaine qui a couvert les conflits Iran-Irak, la guerre civile du Liban, l’invasion de l’Irak et d’autres encore s’est rendue, l’an dernier à Mexico pour partager son savoir-faire, ses « trucs » de journaliste aguerrie. Marcela Turati, à l’origine de sa venue, raconte « C’était assez étrange. Elle a commencé en racontant que la première chose à faire lorsqu’on arrive sur un terrain dangereux est de se présenter aux forces de l’ordre pour qu’ils ne vous prennent pas pour une cible. Et là, les quinze journalistes ont eu des haut-le-cœur. Ils ont crié : Jamais, Judith ! C’est la pire chose à faire car il vont prévenir les cartels tout de suite après ! » La journaliste américaine, interloquée, a déclaré forfait. « Elle a dit qu’elle ne pouvait rien leur apprendre qui s’applique à cette situation. J’ai eu très peur pour la réunion mais les journalistes locaux ont pris les choses en main. Ils ont échangés leurs conseils ensemble et Judith Matloff a ensuite établi avec eux une série de bonnes pratiques. »

Cette rencontre à été organisée par un des premiers collectifs informels du Mexique appelé collectif Periodista de a Pie. A travers des ateliers rencontres, des conférences et un blog, ces journalistes essaient de s’équiper en connaissances et méthodes pour couvrir un conflit difficile à comprendre et sous une menace permanente.

Marcela Turati, cofondatrice du collectif est journaliste d’investigation pour l’hebdomadaire Proceso. « A l’origine je couvrais les histoires sociales. C’est-à dire l’éducation, la faim, l’accès à l’eau. Je me rappelle même m’être promise de ne jamais couvrir les narcos. Mais cette violence nous est arrivée de nulle part, sans aucune explication. Nous avions besoin de comprendre et donc nous nous y sommes mises à chercher les racines sociales et économiques du narco. Pourquoi des jeunes entrent dans des gangs pour tuer sans distinction ? Qu’est-ce qui s’est passé dans notre société pour en arriver là ? »

Une journaliste sans peur

Ce travail d’investigation est rendu encore plus compliqué au Mexique par le comportement des patrons de presse. Il n’existe pas de commission de la carte de presse mexicaine, et peu d’organisations formelles de journalistes d’envergure. En droit mexicain, la carte de presse est fournie par le média. Dans ce contexte, la situation de tous les journalistes mexicains est précaire. Dans les cas de menaces de mort, cela devient encore plus problématique comme ce fut le cas pour la reporter Monica Perla. Elle était la correspondante d’un grand quotidien national dans l’État de Durango, au Nord du pays, et pratiquait un journalisme sans peur.

Mais tout change en 2007. Elle enquête sur un groupe d’élite de la police locale qui travaille sous l’autorité directe du gouverneur de l’état de Durango. De nombreux commandants de cette unité sont devenus chefs de cellule pour le crime organisé. Elle apprend par un informateur que l’un de ces commandants transfuges disparaît au cours d’une opération qui ressemble à un règlement de comptes. Le corps du défunt aurait été retrouvé dans un état voisin du Durango. Elle publie l’information et ne se pose pas plus de questions.

« Le lendemain un de mes anciens élèves des cours de journalisme demande à me voir », explique-t-elle. Celui-ci lui révèle qu’il est le frère du commandant disparu et la menace « Tu es la seule journaliste à avoir publié ces informations. Tu ne sais pas si nous sommes suivis et tu sais encore moins si nous ne sommes pas surveillés en ce moment même. » Il lui enjoint de ne plus écrire sur le sujet et ajoute : « Tu sais qu’ailleurs ils ont enlevé des journalistes ou les ont tués. Tu sais qu’il peut t’arriver quelque chose. » Dans les jours qui suivent une camionnette grise la suit régulièrement dans ses trajets. Une jeep aux vitres fumées stationne le soir devant chez elle, diffuse un narco-corrido à la gloire du cartel de la drogue local, puis s’en va en trombe.

En conférence de presse le gouverneur de Durango cumule les remarques à son encontre. Elle découvre même sur le net de faux articles signés sous son nom. Rien n’est jamais concret ou direct, mais la journaliste se sent « sous pression ».

Quelque temps plus tard, Monica Perla publie un article qui va déranger encore plus. Sous le titre « Le Chapo vit à Durango » elle recueille le témoignage de l’évêque d’une paroisse de Durango qui certifie que le chef du cartel de Sinaloa, l’actuel ennemi public numéro un au Mexique, Joaquin Guzman « El Chapo » se cache dans la région. L’article est repris par tous les médias nationaux et certains médias internationaux. La réaction n’interviendra que quelques semaines plus tard. « J’apprends par des collègues du quotidien que le gouverneur de l’État de Durango s’est rendu en personne au siège du journal à Mexico pour demander au directeur ma tête (NDLR : au sens figuré )  ! »

Par mesure de sécurité, autant que par crainte des répercussions, le quotidien la rapatrie à Mexico et lui interdit de travailler sur les faits divers. Elle est temporairement affectée aux histoires de quartiers dans la capitale et le quotidien la loge à l’hôtel. Mais au bout d’un mois, son chef de service annonce que sa rédaction ne lui paiera plus son logement. Plus surprenant encore, il ajoute : « Nous avons parlé avec le gouverneur de Durango, tu peux rentrer quand tu veux. Il veut juste avoir une conversation avec toi auparavant. » Monica Perla lève encore les yeux d’incrédulité en racontant cette histoire. « Comment ? Je devrais aller voir celui qui justement est du bord de ceux qui me menacent ? Je devrais lui demander la permission de revenir ? » Écœurée, elle démissionne et trouve un nouveau poste dans un journal de la capitale, à la rubrique faits divers.

Une protection inefficace

La situation des journalistes au Mexique est tellement fragile que le gouvernement mexicain a créé en 2006 une unité spécialisée dans la lutte contre les atteintes à la liberté d’expression. Mais depuis sa création cette unité a changé quatre fois de nom et son budget a fondu de 72,36%. Sur les 27 dossiers qu’elle a pris en charge, une seule enquête a débouché sur une condamnation, rappelle l’ONG Article 19 dans un rapport. Une inefficacité d’autant plus intolérable que le Mexique est le deuxième pays le plus dangereux pour les journalistes dans le monde, juste derrière le Pakistan.

Samuel Kenny

http://www.samuelkenny.com

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